Habib a dix-sept ans. On reconnaît son jeune âge à travers les traits innocents dégagés par son sourire et son regard.
Quand les centaines de fans percent le cordon de sécurité et foncent en direction de la loge où s’est retiré Farid Ferragui, Habib figure parmi les premiers arrivés. Aujourd’hui il compte réaliser son rêve : prendre une photo avec Farid. D’autres fans, femmes et hommes, font parti du décor qui a effrayé pendant quelques minutes la vingtaine de jeunes chargés de l’organisation. L’intervention de la police devient inévitable.
L’implication des agents de l’ordre a permis de tempérer les ardeurs mais la foule refuse de «déguerpir». «Nous voulons prendre des photos avec Farid et avoir des autographes», crie-t-on à tue-tête. La police tente et parvient difficilement à former une queue interminable, carrément sur la scène où a chanté Farid Ferragui quelques minutes auparavant. Une jeune fille en délire et en hidjab, belle comme le jour mais triste comme la lune, ne peut plus patienter. Elle se lance en direction de la loge, avec son compagnon et un poster de son idole entre les mains. Les organisateurs se montrent compréhensifs. Ils la laissent passer. Mais le public, malgré sa sagesse, essaye de s’avancer comme attiré par un aimant. Les policiers font rentrer les jeunes quatre par quatre. Il n’y avait pas que des jeunes. Des personnes âgées aussi veulent immortaliser ces moments de grande fête. Pendant plus de trois heures, le public de Bgayet défile vers la loge. On prend des photos avec Farid, on lui susurre des amabilités, certains demandent son numéro de téléphone, d’autres qu’il leur raconte son histoire d’amour. L’ambiance était celle des grands jours. Celle où les mots aimer et amour reviennent des centaines de fois et où le mot haine n’a aucune chance de se frayer un chemin. Tout était sincère : les larmes et les sourires, les paroles et les salutations.
Le récital de Ferragui, quelques minutes avant était aussi cordial. Aussi bien dans la journée de jeudi que celle mercredi, la salle est restée hypnotisée pendant des heures devant le luth et le porteur du luth. Farid Ferragui est reçu non pas comme un invité mais comme un enfant de la région, c'est-à-dire
la Kabylie. Et
comme premier message, il entonne sa chanson rythmée où il dénonce toutes les pratiques consistant à semer la zizanie entre les enfants de cette région en évoquant des concepts aussi surannés que le maraboutisme ou celui encore plus ridicule de
la Grande
et Petite Kabylie. Pour Ferragui, il n y’ a aucune différence entre un marabout et un autre ou entre un kabyle qui dit «Azouh» ou celui qui dit «Chitouh». Farid va plus loin et plaide pour la suppression des frontières entre les pays. Des youyous stridents fusent. Deux femmes en hidjab se lèvent et se lancent dans la valse. L’ambiance est familiale, comme si nous étions dans une maison de montagne. Farid Ferragui égrène d’autres chansons à la mémoire de ceux qui étaient avec nous hier, qui ne sont plus aujourd’hui et que nous rejoindrons demain. Puis il chante sur la mère et sur les parents. Les femmes pleurent de tendresse. Une femme enceinte debout, dans un coin de la salle, prend son mouchoir et essuie ses pleurs. Un jeune prend une chaise et lui propose de s’asseoir. Elle a la tête ailleurs. Il a fallu un effort à son «bienfaiteur» pour qu’elle l’écoute. Notre confrère Aziz Kersani s’étonne devant autant d’émoi et surtout devant le nombre de personnes présentes dans la salle. «Aucun chanteur n’a rassemblé autant de monde à Bgayet» dit-il, pantois. Le journaliste, Kamel Zirem, est également ahuri. Des animateurs et des journalistes de la radio Soummam sont tous venus, non seulement pour assister mais pour animer et organiser, à l’image de l’inénarrable Boudjemâa Rabah ou du fidèle Méziane Rachid. Hamid Boulahrik, traducteur des poèmes de Farid Ferragui vers le français choisit l’une des meilleures places tandis que Youcef, le producteur d’Akbou Music, installe sa caméra sur la scène pour immortaliser l’événement. Les chansons se succèdent et ne se ressemblent pas. Ceux qui viennent voir Farid attendent avec impatience le moment décisif. C’est la deuxième partie. Celle de l’amour et du rêve. Quand l’artiste revient sur scène après une demi-heure d’entracte, il est accueilli avec un bouquet de fleurs que lui offre une femme quinquagénaire, vêtue de la plus belle tenue au monde. Des dizaines de fans accourent avec leurs appareils pour capter l’action. Youyou, applaudissements, sifflements, cris…la salle prend feu. On s’enflamme mais on se calme vite quand la voix tendre et berceuse de Farid se souvient de l’amour de ses vingt ans. C’est toute la salle qui se souvient. Le brouhaha cède la place aux réminiscences et au silence. Avec tous ces regards hagards, on se rend compte que c’est tout le monde qui a aimé et c’est tout le monde qui n’a pas pu oublier. Mais la vie étant faite de souvenirs et de rêves, d’illusions aussi, il était très beau de revenir en arrière avec des chansons comme Ayid, Azed ayigueni, Awi zran udmim ma ykhaq, Agouni tayri, tin diyirhan, Takhatemt, etc. Pleurer sa vie passée fait aussi partie de la vie à condition de le faire seulement de temps à autre. C’est le message de Farid Ferragui. Tout le monde l’a reçu. C’est pourquoi à la fin du récital, l’artiste a invité son public à revenir au présent et à chanter la vie avec Farhi semi. Tout le monde essuie ses larmes, se lève et danse pendant plus d’une demi-heure. Ferragui a fait pleurer mais il a aussi rendu l’espoir. «Continuez d’aimer, il ne faut jamais désespérer», dit-il avant de se retirer difficilement de la scène.