Ils ont pour noms, Massinissa, Jugurtha, Juba, Gaïa. La plus part sont nés au Canada de parents berbères. Ils pratiquent le hockey, supportent les Canadiens de Montréal et adoptent, jusqu’au détail près, le comportement des enfants québécois. Ils fréquentent les restaurants de service rapide et aiment les muffins et les bagels. Inutile de leur parler de Matoub, Ait Menguellet ou Ferhat Mehenni, ils n’ont d’oreilles que pour le rock et le blues. Outre leur étonnante familiarité avec la langue française, ils se mettent à l’apprentissage de l’anglais. Leurs héros ? À peine s’ils peuvent nous livrer quelques noms kabyles. Ils connaissent Jean-Talon, Papineau, Maisonneuve, Jeanne Mance et Brébeuf mais non Abane Ramdane, Si Mohand Ou M’hand et Arezki El Bachir.
Tout semble s’être passé ailleurs que dans la terre de leurs ancêtres. Les valeurs traditionnelles qui fondent la société kabyle ? Ils ne comprennent que dalle ! Première synthèse plus au moins objective : la mémoire qu’ils apprennent n’est pas la leur, mais il y a plus grave encore : la méconnaissance de la langue berbère par ces bourgeons nés en Amérique du Nord.
Il m’arrive souvent de rencontrer des couples kabyles à Montréal. La femme autant que l’époux ont vu le jour, vécu et grandi dans les montagnes de Kabylie. Comme moi, ils ont été élevés dans cette langue kabyle qui recèle une grande charge affective. C’est cette langue qui a nourri nos passions, nos sensations et nos rêves et dans laquelle se sont libérés nos étonnements et nos premières tendresses.
J’accuse…
Aujourd’hui encore, j’imagine avec une douce affection le bonheur éprouvé par ma mère quand, nourrisson, j’ai balbutié mes premières syllabes en kabyle. Pour m’endormir, je m’en souviens, elle me racontait le conte de Tseryel, l’ogresse dont j’ignorais la morale et la dimension psychologique.
Deuxième synthèse plus au moins objective : le jeune kabyle né dans l’immigration n’a pas eu cette chance et je le plains autant que je plains ses parents.
Tout le monde sait que notre personnalité collective s’est construite autour de la langue Amazigh. Tout le reste est accroché à cet élément essentiel. L’identité berbère n’a dû son salut qu’à la tradition orale de notre peuple qui a su perpétuer sa langue dans ses splendeurs savantes et ses tournures fantastiques. Jusqu’à présent, on a pu assurer cette survivance grâce à la vigilance laborieuse de nos ancêtres.
Aujourd’hui, cette tradition est en passe d’être enterrée par ceux-là mêmes qui prétendent en être les défenseurs. Toutefois, ce qui me révolte encore davantage c’est le fait de voir un Kabyle militer dans une association pour la « promotion » de l’identité berbère, mais dont le fils ne parle pas la langue qui va avec. Décodé, ce constat se décline à peu près comme suit : « je milite pour que tamazight soit langue nationale et officielle en Algérie, mais c’est le français qui convient le mieux à mes enfants ! ». Cela nous rappelle, à bien des égards, l’attitude des dirigeants algériens : ils arabisent l’Éducation nationale tout en scolarisant leur progéniture dans les plus prestigieuses écoles occidentales !
Nul n’a le droit de détourner la mémoire de quelqu’un fut-elle celle de son fils. Circonstances aggravantes : ces mutilateurs sont justement ceux qui occupent aujourd’hui le devant de la scène.
Pour dissimuler leurs tares, certains m’accuseraient bien sûr de prêcher un « enfermement identitaire ». C’est mal comprendre mes intentions que de vouloir me prendre pour ce que je ne suis pas. D’ailleurs, je suis partisan de l’intégration, de l’ouverture aux autres cultures, du dialogue intercommunautaire, mais l’intégration ne s’accomplit pas aux dépends de sa langue et de son identité. Autrement dit, l’intégration ne se fait pas par la désintégration. Et l’apprentissage ne doit pas dénaturer l’identité dont le premier pilier est la langue.
Troisième synthèse plus au moins objective : s’ouvrir à l’Occident, sa culture, ses technologies, c’est bien, mais se redécouvrir Kabyle c’est fondamental !
Essayons d’aller, autant que faire se peut, aux origines de cette autonégation. Au-delà des contingences temporelles, il y a un refus conscient de la kabylité par… les Kabyles eux-mêmes. Je dirais même que ces pseudo militants de la cause berbère contribuent de façon agissante à la mutilation identitaire dont nous sommes victimes depuis des siècles.
Je m’explique. Au Québec, l’heure est à la réhabilitation de la langue française. J’adhère pleinement à cette démarche étant donné que c’est cette langue qui a permis aux Canadiens-Français de demeurer une communauté spécifique en Amérique du Nord. Les Amérindiens, pour sauver les débris de leur vocabulaire, se sont réfugiés dans des réserves communautaires, les Arabes, qu’ils vivent à Montréal, en Arabie-Saoudite ou en Algérie, éduquent leurs enfants dans la langue d’El Moutanabi. Les Kabyles, quant à eux, apprennent à leur progéniture la langue du pays dans lequel ils évoluent. Ainsi, ils parlent l’arabe quand ils sont nés à Blida et le français quand ils sont nés à Montréal ou Paris. Un jour on entendrait un petit kabyle né au Madagascar parler le malgache, mais pas le kabyle !
Les concernés ignorent-ils que c’est rendre un mauvais service que d’exposer leur enfant aux affres de l’aliénation ? Où se situe donc le problème ? À première vue, les Kabyles du Québec sont suffisamment instruits. Ils ne manquent ni de pédagogie ni d’éducation. Ils ne souffrent ni du complexe d’Œdipe ni du complexe de Cain, mais d’un complexe beaucoup plus dommageable : le complexe du colonisé.
Les Kabyles du Québec semblent dire à leurs enfants : « la langue berbère est un vieil habit dont il faut se départir » ou encore : « étouffez ce baragouin qui ferait le lit de votre ignorance ». Ainsi, le Kabyle, en proie à une frustration dont j’ignore l’origine, se met, de lui-même, à mutiler la langue berbère, à la cacher à ses enfants. Et cet enfant, étant convaincu que ses parents ne lui ont dissimulé qu’une identité infirme, ne se sentira à l’aise que dans la langue de l’Autre. Rien ne lui suggérera l’assurance et la fierté de ses origines. Il n’en attendra pas d’avantages et, par conséquent, il ne sera pas préparé à en assumer les charges. Quatrième et dernière synthèse plus au moins objective : je ne crois pas qu’on puisse construire la Kabylie avec une génération qui n’a rien de kabyle.
Ahmed Benchabane
Journaliste, Montréal
Source :http://www.afrique-du-nord.com/article.php3?id_article=1140