Azul à Belqasem. Je vais me permettre de te tutoyer tout au long de cet entretien.
Tout d'abord je voudrais te demander si tu as des choses à rajouter à la biographie que nous pouvons lire sur la couverture de tes 2 recueils ?
Certainement... Mais avant ça, je dirai azul fellak, d wagad ara yeghren tadiwennit (1) agi.Puis, je voudrais ajouter que Guendoul mon village natal, n'a eu l'électricité qu'en 1985, l'eau en 1995 et la route en 1998, pour te dire que je ne suis pas né à Las Végas... Remarque, il y a certainement bien d'autres villages qui n'ont encore rien de tout ça au moment où l'on se parle, mi-2005. Mais, bon, c'est le sort des imazighen. Au Maroc, c´est encore pire.
Comment vient-on à la poésie. On se réveille un matin, puis on se découvre poète et on se met à écrire, ou bien c'est un processus d'apprentissage et tout le monde peut s'y mettre un jour ?
Tettunefk-iyi sghur Rebbi... Mais en réalité, ni on y va ni elle vient, la poésie. Tu sais ? Si tu coupes toutes les branches d'un arbre, figure-toi que des bourgeons viendront du tronc ou même plus bas encore, des racines, à côté du tronc. Ceci prouve qu'à un moment donné, le poids ou le cumul de tout un tas de choses vécues ne peuvent être supportés, ça sort, comme un tremblement de terre ou alors ce sera la déprime. Et c'est ce qu'on appelle, dans ces pays respectables, l'Art thérapie. En Kabylie, il y a le "Drap thérapie". Cette région détient le record de suicides du pays. La liberté d'expression est un antidépresseur efficace et naturel.
Pour la poésie, tu sais, il y a ce qu'on peut appeler l'âme du poème : un mot, un proverbe, ou une expression peuvent constituer l'ossature. Ensuite, il y a la partie logique et le choix des mots. Tout ça, intégré pour en faire un écrit cohérent, sans oublier le respect de la rime. La langue berbère étant essentiellement orale, il y a le côté sonorité qui revêt une grande importance.
L'exercice, bien entendu, améliore les choses au fil du temps. C'est comme Ah'eddad n lfetta: plus il vieillit, plus il raffine ses bijoux et innove dans le fond et la forme. Un vers peut être incomplet à lui seul, car coupé à la bonne rime; le vers suivant fera le reste. Tout ça c'est technique, sans passer par l'école des beaux arts de Amraoua.
Y a t-il des moments, des périodes, des endroits ou des situations qui t'inspirent le plus ?
Il y a des moments de réception, mais pas spécialement de lieux. On peut écrire un poème dans un autobus, un café ou dans un jardin. Mais être seul aide effectivement beaucoup. C'est une expression des choses par soi.
On ne peut pas décider d'écrire un poème. Un discours, un texte, une vue peut enclencher ce que j'ai appelé plus haut, l'ossature et le reste est un travail à finir. techniquement. Il m'est arrivé d'être en voiture en train d'écouter la radio puis d'arrêter et saisir l'idée, le nom ou l'anecdote et de poursuivre mon chemin pour écrire le reste par la suite.
Comment s'est déroulé le processus de production de tes 2 recueils ? Des problèmes particuliers ? Ou alors tout s'est très bien déroulé ?
Pour écrire, c'est toute une histoire. J'écrivais des poèmes depuis 1976 à peu près. J'ai même écrit des chansons, j'ai produit 2 cassettes passées inaperçues, chantées par un gars qui n'a pas survécu au "Tsunami" algérien (que Dieu ait son âme). J'ai travaillé sur une autre cassette et la personne à qui je l'ai donnée est tellement reconnaissante qu'elle m'a totalement oublié et même ignoré. Les e-mails que je lui envoie ne sortent même pas de mon ordinateur, mais bon... Donc, un soir, j'étais invité chez quelqu'un, à la fin de la soirée, il m'a montré les poèmes qu'il avait composés. Alors, à mon tour, je lui ai promis de lui montrer les miens la semaine suivante. Il les a trouvés intéressants. Ca m'a encouragé mais pas encore convaincu. De là, j'ai décidé de les montrer à une autre personne, qui est du domaine et que je salue au passage et remercie de son aide précieuse.
Après les avoir lus, cette personne m'a demandé si j'en avais suffisamment pour pouvoir constituer un recueil. Et ça a démarré comme ça.
Pour ce qui est de la production proprement dite, une fois le livre écrit, c' est une autre étape mais moins angoissante que la première.
Il y a aussi une troisième, celle de consommer la sortie de ma coquille : le fameux "qu'en dira t-on". Sur ce point je parle à un Kabyle, il est donc inutile de m'étaler davantage, cela après la sortie du premier recueil. Pour le deuxième, la voie est plus ou moins déjà tracée.
Plus de 40 ans, rien ne sort. Arrivé au Canada, 2 ans après, 2 recueils voient le jour. Explique-moi ça.
Cette question est vraiment à sa place. En Algérie, mon ami, celui qui produit une minuscule chose dans l'art, pourrait être un géni en la matière s'il était ailleurs. Penses-tu vraiment être en mesure d'écrire, alors que tu n'as même pas résolu la question du "Qui tue qui" comme de savoir qui est venu en premier, l'oeuf ou la poule ? Ajoutes à ça l'article 120, l'arabisation ainsi que "les vrais faux barrages, ou "les faux vrais barrages".
Si tu arrives à résoudre ces énigmes, il te restera à panser tes traumatismes. Tu te souviens du scénario vécu au lycée de Dellys, après la fameuse histoire des poseurs de bombes en 1976 ?
Alors souviens-toi de la personne arrêtée pour avoir aimé Chérif Kheddam et surtout avoir transcrit "amarezg n win ik-m-yesaan". Alors, je crois que celui qui a écrit "La régression féconde" (2) a tellement bien vu pour l'Algérie. Où peux-tu trouver un espace pour qu'un individu puisse produire ? Je suis certain que des personnes sont mortes avant même d'avoir pu léguer leur savoir à l'humanité et ce, dans tous les domaines.
Tu as vécu à Djelfa, Oran et maintenant, tu es à Montréal, l'exil à chaque fois. Ressens-tu une différence ?
De distance pas du tout. De ces trois villes, il faut 7 heures à 8 heures de route pour arriver à Tizi-Ouzou. Par rapport à ma langue maternelle, non plus, il n y a pas de différence sauf qu'en Algérie je devais parler Arabe et ici Français.
Je dirai que si nous avons plusieurs vies, vivre l'exil enrichit l'individu, mais y passer toute sa jeunesse et ne rentrer au bercail qu'entre les planches de sapin, là, ça change tout. Mais, cette situation est devenue tellement normale pour moi, avec des gens du village, dont on rapatrie le corps y compris celui de mon propre père, tous décédés en France.
L'exil est une petite mort, comme on dit, "partir, c'est mourir un peu", mais pour un Kabyle c'en est une grosse, car dans le meilleur des cas, il revient vivant, sans même avoir la force de monter sur un olivier pour cueillir ce que je qualifierai de pétrole du Kabyle. Il ne peut même plus revivre ce souvenir d'enfance avant sa mort.
La Kabylie donne naissance à des Hommes qu'elle donne aux autres nations puis les rappelle vieux ou morts. N'a t-elle pas besoin de ses fils, plutôt jeunes ?
Ce sont ses fils qui ont besoin de leur terre pour vivre comme tout le monde chez eux.Cela changera un jour ou l'autre et d'une manière ou d'une autre.Peut-être pas pour nous. Ce sera pour les générations futures, vu la manière dont s'éteignent toutes les révoltes cycliques de 20ans.
Question classique : parmi tous les poètes Kabyles ou Berbères, y en a t-il un que tu admires ?
A cette question, je réponds par une autre : penses-tu que le choix est vaste ? Le seul connu est Si Mohand U Mhend... Il a eu la chance de ne pas avoir été censuré du fait qu'il n'a pas écrit. L'oralité a cela de bien, mais bon.Il y a aussi la chanson dont il ne faut pas négliger l'apport sur le plan poétique.
Quelle est la situation de la poésie, de la chanson ou de la culture kabyle durant ces dernières années ?
Je tiens à rendre hommage et à encourager tous ceux qui se privent de tout pour investir dans les livres même à compte d’auteur, c'est un acte révolutionnaire. Qu'ils sachent que parmi les meilleurs chanteurs qu'a eu la Kabylie, nombreux sont ceux que la chaîne II a rejetés. Mais grâce à leur abnégation, ils se sont faits une place et aux premières loges. Je citerai en exemple Ccix El-Hasnaoui, at yerh'em Rebbi, et bien d'autres.
Pour la qualité, c'est comme si, moi, je demande à un targui qui sillonne le Sahara : "Quelle est la plus belle fleur pour toi ?". Il y en a tellement peu, qu'elles sont toutes exquises.
Imagines qu'ici au Québec pour 8 millions d'habitants, ce qui est à peu près l'équivalent de la population kabyle, 2000 livres sortent chaque année, 150 pièces de théâtres sont jouées pour la même période... Alors les 2 ou même 20 livres qui paraissent en Tamazight, sont forcément bons.
De plus, même un génie de la bêtise humaine, ne pourra écrire un livre qui ne renferme aucune bonne idée. Pour Tamazight, c'est encore plus vrai : que le livre contienne juste un mot, ce sera un mot de sauvé. C'est vraiment d'une opération de sauvetage dont il s'agit.
En parlant de Ccix El-Hasnaoui, les géants de l'ancienne génération disparaissent les uns après les autres, penses-tu que le pont est jeté avec la nouvelle génération ?
Pour notre génération, c'est certain. Mais, si nous ne faisons rien, les ponts vont se rompre; on ne peut pas tricher avec la nature. Si vraiment cette culture a ses enfants, il n'y aura pas de problèmes. Mais, si tout ça est faux, alors ce sera la disparition pure et simple de l'ethnie.
Depuis 40 ans, les films réalisés en Tamazight se comptent sur les doigts d'une seule main, quant aux journaux, tu n'as même pas besoin de doigts pour faire le tour, quoi encore...?
Si tu me trouves injuste, remets-moi sur les rails en m'informant mieux sur ce qui se fait en Tamazight.
Pour une primeur, je t'informe qu'en 2007 Alger sera la "Capitale de la culture arabe" toute l'année. Et nous, il fallait attendre 40 ans pour avoir une télévision (3) et où ? Chez notre ex-colonisateur, s'il vous plait.
Mis à part quelques férus de la chose, c'est beaucoup plus la chanson qui a beaucoup plus pignon sur rue. Penses-tu mettre tes poèmes en chansons ou les donner à d'autres pour les chanter ?
Mes poèmes ne sont pas chantés, mais cela me fera très plaisir d'en arriver là, ce sera un plus. Tiens, si tu veux changer de métier à ton âge, je peux même te donner des airs de musique; j'ai en ma possession 2 ou 3 cassettes de morceaux de musique. En plus, ce sera gratuit - 'Zrae rebbi ad yessemghi'.
En parlant de chanson, on a l'impression que la chanson Kabyle stagne après la déferlante des années 80.
Il paraît que du côté de chez moi, dans les grandes villes et dans les fourgons de transport le Raï fait rage...
C'est vraiment regrettable de ne plus voir de groupes se former comme dans le temps, à l'image de Isulas, Imnayen, Afus, Tacemlit, Abranis etc... Il y en avait des bons et des meilleurs. L'état a voulu la folklorisation de la chanson Kabyle et bravo ! On y est exactement. En plein dedans! Pour l'avenir, si tu sais quelque chose, dis-le moi... Hélas.
Après ces deux recueils, des projets ?
Oui... Deux sont déjà à la portée de l'imprimeur et d'autres en travaux.
Dans d'autres domaines que la poésie.
Je vais voir pour traduire le travail déjà fait dans la langue de Molière, Hizb França oblige.
Par ailleurs, un livre en français, mi-biographie, mi-social est à envisager.
Beaucoup de morts, beaucoup de coups de gueule, cela dure depuis 4 ans et tout semble se dénouer comme avec une baguette magique, encore qu'il y a des récalcitrants au rapprochement des Aaruc avec le pouvoir.
Tu sais, moi, j'ai grandi à côté de Asif N Aamrawa. Quand la crue diminue, pour traverser la rivière, on sautille d'une pierre à l'autre. Des fois, le déséquilibre prend le dessus et on se retrouve un pied dans l'eau, mais ce n'est pas pour autant qu'on y met le deuxième. On continue de sautiller, tout en maugréant des insultes, mais on avance. Alors pour le rapprochement avec le pouvoir, ce n'est certainement pas la dernière pierre. Les contestations à venir bénéficieront de l'expérience des Aaruc qui, eux mêmes, ont appris des mouvements du passé. L'avenir nous le dira.
La Kabylie n'arrête pas de se soulever depuis, y a t-il une solution pour que cela cesse ?
La kabylie s'est rebellée, se rebelle et se rebellera. Tant que toutes les rebellions qui se succèdent aboutissent aux mêmes résultats, cela ne s'arrêtera pas.
On se retrouve en 2005, avec des kabyles en Corse, en Inde, en Syrie, en Nouvelle Calédonie, en Guyane Française, en France et maintenant au Canada. J'espère que ce sera la dernière destination.
Pour la solution, je pense que l'immigration n'est pas propre aux Kabyles dans sa forme conventionnelle. Par contre, la notre est particulière du fait que, même là ou on dit "chez nous", nous sommes en fait chez eux : l'école enseigne dans leur langue, les journaux écrivent dans leur langue, la télévision parle leur langue, même la signalisation routière est dans leur langue
Que reste t-il de nous dans le "chez nous" ? C'est peut-être bien ainsi comme ça, l'Homme kabyle est devenu Universel.
Il est temps pour lui de regagner le bercail avec son savoir et son avoir et construire un pays à léguer aux descendants de Massinissa. Y songer sérieusement est déjà un grand pas; quand, comment, les bons esprits trouveront les bonnes réponses.
Tanmirt.
(1) Interview
(2) Régression féconde : de Houari Aadi
(3) BRTV
Entretien avec Belqasem ihidjaten, réalisé le 14/05/2005 par Lyazid LALIAM